Décryptages
Pourquoi la réforme européenne sur la protection du droit d’auteur est-elle si controversée ?
Alors que la réforme européenne sur la protection du droit d’auteur à l’ère numérique est en phase d’aboutir définitivement à la fin du mois (3), plusieurs voix se sont élevées (2) pour dénoncer certaines dispositions qui risqueraient de porter atteinte à l’organisation de l’Internet et aux libertés fondamentales (1). SERIOUS.LINKS revient ce mois-ci sur ce débat afin de décrypter en quoi ce texte est si controversé.
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Deux dispositions menacent le fonctionnement de l’Internet et les libertés fondamentales
Tout a débuté en septembre 2016, lorsque le Président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a présenté, lors de son discours sur l’état de l’Union, des propositions pour moderniser le droit d’auteur. L’objectif est de favoriser l’essor et la diffusion de la culture européenne et de lutter contre le piratage informatique. Cependant, deux articles de cette proposition de directive, créant de nouvelles obligations pour protéger davantage le droit d’auteur à l’heure numérique, ont alerté les défenseurs des libertés, les articles 11 et 13 (En savoir plus).
- Le droit voisin nouveau instauré à l’article 11. Selon Jean-Claude Juncker, cette disposition doit « renforcer la capacité des titulaires de droits à négocier et à être rémunérés pour l’exploitation en ligne de leurs contenus sur les plateformes de partage de vidéos telles que YouTube ou Dailymotion ». Pour ce faire, la directive propose dans son article 11 d’instaurer un nouveau droit voisin pour les éditeurs. En effet, l’article doit permettre de « disposer d’un cadre juridique clair pour l’octroi de licences à des fins d’utilisation numérique de contenus ». Mais certains acteurs, dont Wikipédia, ont immédiatement alerté sur les effets potentiellement catastrophiques que pourraient entrainer une telle disposition. L’encyclopédie en ligne serait en effet directement impactée par cette mesure, puisqu’un internaute qui voudrait « ajouter un article de presse dans un article sur l’encyclopédie en ligne, parce qu’il souhaite ajouter une source, devra d’abord demander la permission à l’éditeur pour le citer ». La fondation Wikimédia, organisation qui héberge les projets en ligne tels que Wikipédia ou Wiktionnaire, rappelle quant à elle qu’au-delà de détruire le fonctionnement de Wikipédia, le fait de « créer des liens hypertextes, citer de courts extraits et partager du contenu sont des composantes fondamentales d’Internet et de la liberté d’expression. Mettre en place ces contraintes représente une menace pour l’ensemble d’Internet et la liberté d’expression ». Il faut toutefois noter que dans la dernière version du texte, une exception a été prévue afin de « pouvoir partager gratuitement les liens avec de courts extraits, probablement quelques lignes » (En savoir plus).
- L’obligation de filtrage généralisé des contenus prévue à l’article 13. L’autre disposition qui inquiète encore davantage c’est celle de l’article 13. Ce dernier prévoit d’imposer à tout intermédiaire de l’Internet, dès lors qu’il héberge des contenus d’utilisateurs, de détecter et de bloquer systématiquement et automatiquement toute mise en ligne de contenu pouvant faire l’objet d’une protection par le droit d’auteur. Cette obligation de filtrage a fait l’objet de vives critiques, notamment de la part de cinq responsables d’associations du secteur numérique. Selon eux, « il existe un risque important de voir des contenus totalement légitimes [par exemple les parodies] censurés à titre préventif par des opérateurs privés utilisant des filtres automatisés par crainte de voir leur responsabilité juridique engagée. » Au-delà de cette crainte, la barrière à l’entrée que cette disposition représenterait pour les petits acteurs de l’Internet a également été dénoncée. Avec une telle obligation, ces petites entreprises, qui n’ont pas les mêmes moyens que les grandes, devront en effet elles aussi nécessairement investir massivement dans des bases de données afin de prévenir la mise en ligne de contenus par leurs utilisateurs (En savoir plus). Un compromis a cependant été finalement trouvé et prévoit que certaines entreprises seront exemptées si elles « ont moins de 10 millions de chiffre d’affaires et moins de 5 millions d’utilisateurs par mois » (En savoir plus).
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Une levée de boucliers et des actions « coup de poing » qui se multiplient en Europe
- Une société civile qui s’organise pour faire front commun. Face à ces menaces, de nombreux acteurs de la société civile issus du secteur numérique ont décidé de s’unir à travers la création d’un collectif intitulé « #SaveYourInternet« . Leur objectif étant de lancer un appel à la mobilisation pour dénoncer les effets désastreux que pourraient avoir cette réforme sur l’Internet tel que nous le connaissons, à savoir libre et ouvert. Le collectif invite notamment chaque citoyen à entrer en contrat avec les membres nationaux du Parlement européen pour les encourager « à stopper la folie de l’article 13« , rebaptisé par le collectif « #CensorshipMachine! ». Pour ce faire, le collectif a notamment mis place une méthodologie et une série de conseils à destination des citoyens (En savoir plus). Dans la même lignée, l’association autrichienne Epicenter Works a lancé une campagne de mobilisation contre l’article 13 qui comprend une pétition sur Change.org (signée près de 5 millions de fois) et un outil de mobilisation, le site internet Pledge2019. Ce dernier propose de contacter directement et gratuitement les membres nationaux du Parlement européen encore indécis, afin de les convaincre de voter contre cette réforme. La stratégie consiste à « faire dépendre la réélection des eurodéputés qui se présentent pour un nouveau mandat à leur vote pendant le scrutin qui sera organisé en session plénière« . Le mouvement compte également s’intensifier via des appels à manifester dans les rues partout en Europe à l’approche du premier tour des élections européennes. Une initiative qui a notamment été soutenue et relayée sur Twitter par le lanceur d’alerte américain Edward Snowden (En savoir plus).
- Wikipédia multiplie les actions « coup de poing » à titre de protestation. En étant au cœur du cyclone, l’encyclopédie Wikipédia enchaine les actions de protestation ces derniers mois. Le chapitre allemand de Wikipédia a ainsi annoncé sur Twitter que la plateforme serait inaccessible en Allemagne le 21 mars prochain afin de montrer concrètement les effets néfastes de la directive. Une date qui n’est pas anodine puisque nous serions à quelques jours seulement du vote définitif du Parlement européen sur cette réforme (En savoir plus). En 2018, Wikipédia avait déjà fermé temporairement son site en Italie avant de le ré-ouvrir quelques temps après pour protester contre une mesure législative à son encontre (En savoir plus). Notons toutefois que « dans la dernière version de cette proposition de directive, une exemption est prévue pour les projets non commerciaux [tels que Wikipédia] ». Mais cela n’est pas suffisant pour la Fondation Wikimédia qui compte également se mobiliser au-delà de ses propres intérêts, puisque selon elle « ces mesures ne sont [tout de même] pas suffisantes pour rendre cette réforme bénéfique ou équilibrée » (En savoir plus).
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Une réforme en passe d’être définitivement adoptée
- Malgré cette mobilisation de tous les instants, la réforme européenne va connaître un dénouement très prochain, puisque le vote définitif du Parlement européen est attendu pour la session plénière de la fin du mois de mars. Il ne devrait plus y avoir de surprise étant donné que fin février le texte a déjà passé une étape clé, lorsque la Commission des affaires juridiques du Parlement européen a approuvé la réforme à 16 voix pour et 9 contre (En savoir plus). Un mince espoir demeure cependant, car ce projet de réforme est une directive et non un règlement, ce qui signifie qu’elle n’est donc pas d’application immédiate et devra nécessairement être transposée ultérieurement par une loi nationale. Nombreux sont donc ceux qui espèrent la transposition nationale la plus souple possible dans chaque État de l’Union européenne.